lundi 10 janvier 2011

Les "valeurs" : fondement de l'action ou alibi social ?

Les valeurs sont généralement présentées comme ce qui donne sens à un collectif, le"ciment" d'une équipe ou d'une entreprise. Deux approches constituent les deux faces de la même médaille :
  • une vision philosophique, inspirée de l’éthique, construisant le sens de l’action collective,
  • une vision pragmatique, centrée sur l’efficacité, ce qui fait qu'on ne dépense pas de temps et d'énergie à des activités contre-productives (tout le monde œuvre dans le même sens)
Si les deux sont en cohérence, les collaborateurs savent que leur entreprise ne les utilise pas comme des "variables d’ajustement", des mouchoirs en papier, et n'a pas non plus ce genre de relation méprisante envers les clients et partenaires. Cela entraîne donc une fidélité de tous à long terme, et une meilleure capacité de propositions pour l'innovation. A défaut, faute de repère stable, autant attendre ordres et contre-ordres, improviser.

L'objectif n'est pas tant qu'on se sente bien - c'est néanmoins un bénéfice secondaire -, mais surtout qu'on se sente partie prenante d'un projet collectif qui inclut des dimensions humaines et pas exclusivement économique court-termistes. Une forme de fierté pour ce que l'on fait, et une cohérence entre son identité personnelle, son identité professionnelle (le métier), et les exigences de son poste de salarié.

Quelques expériences me conduisent à penser que c'est plus facile à dire qu'à faire, ou plus exactement : plus facile à déclarer qu'à mettre en œuvre. Je citerai deux situations, avant d'explorer comment un travail appuyé sur les valeurs permet effectivement de mobiliser et fidéliser les collaborateurs.

Des valeurs définies... pour rien ?
Il y a quelques années, j'ai rencontré un dirigeant qui souhaitait réorganiser certaines unités administratives, impliquées dans des actions complexes transversales, nécessitant de redéfinir des procédures pour gérer une croissance annoncée. J'avais proposé une démarche participative qui aurait pris en compte des indicateurs d'efficience associés aux missions et responsabilités de chacun, les processus de régulation qui fluidifient le fonctionnement au quotidien, et le développement des compétences relationnelles qui permet cet ajustement permanent.

Il me semblait naturel d'aborder au cours des entretiens avec les collaborateurs les liens entre l'activité de la personne et ce qu'elle perçoit des valeurs, de la culture de l'entreprise, avant d'entrer dans la formulation des objectifs et projets, collectifs et individuels. Quelle ne fut pas ma surprise d'entendre ce dirigeant affirmer sans sourciller :
"Les valeurs, ce n'est pas la peine d'y revenir, nous avons travaillé là-dessus l'an dernier". 
J'étais tellement désarçonné que je n'ai pas su, à l'époque, lui faire remarquer qu'il décrédibilisait probablement toute cette démarche passée, en considérant qu'elle n'avait plus rien à voir avec l'action au quotidien, ou au mieux qu'il n'était plus nécessaire d'en reparler. Il risquait ainsi d'invalider tous ces discours futurs relatifs au sens de l'action collective.

De jeunes ingénieurs désabusés
La seconde expérience qui me vient à l'esprit est une série d'échanges avec des élèves ingénieurs pour qui j'ai eu le plaisir d'animer des ateliers sur le thème de l'éthique professionnelle. Jeunes ingénieurs en alternance, ils avaient déjà passé plusieurs mois en entreprise. J'ai pu constater à quel point cette première expérience (et peut-être d'autres, en tant que consommateurs et citoyens)  les avait déjà rendus sceptiques voire cyniques, face au discours institutionnels que tiennent les entreprises sur leurs valeurs. À la lecture de plusieurs chartes éthiques ou d'engagements d'entreprises de toute nature, leur opinion initiale se résume à la formule : « tout ça, c'est du marketing, de l'affichage, du flan ». La plupart d'entre eux avait des exemples significatifs et clairs de comportements justifiant leur scepticisme. Je pense par exemple à ce jeune homme qui, après avoir scrupuleusement analysé les propositions de différents fournisseurs et identifié la meilleure d'entre elles, d'un point de vue technique et économique, s'est vu dire par son patron : « non, nous allons choisir telle autre entreprise, j'ai mes raisons ».

Sans dramatiser à outrance, vous imaginez bien quelles interrogations cela peut soulever dans l'esprit de quelqu'un qui a consacré cinq ans à sa formation professionnelle, qui veut croire à l'utilité de son métier, et qui doit y croire malgré ce qu'il perçoit. Ceci dit, c'était un beau challenge que de les amener à reprendre conscience de leur propre responsabilité, de la légitimité à utiliser leur jugement et leurs valeurs personnelles pour incarner ce sens auquel ils veulent croire.
Notamment leur permettre d’oser se référer aux chartes officielles pour justifier telle action, telle dimension d'un nouveau projet, ou s’opposer à une pratique qui les choque, toujours de façon très pragmatique. Par exemple, ils imaginaient mal que la Française des Jeux puisse souhaiter réellement lutter contre l'addiction au jeu. Nous avons imaginé plusieurs pistes, et depuis, ils ont sans doute entendu les spots publicitaires invitant les joueurs à la prudence.
J'espère avoir pu redonner à la plupart d'entre eux la conviction qu'ils ne doivent pas "baisser les bras" face à ce qu'ils perçoivent comme des comportements injustes mais courants, mais au contraire que leur responsabilité de cadres est de porter et défendre au moins une part du sens et des valeurs qu'ils voudraient voir « agis » dans leur service / entreprise / milieu professionnel / monde.

Des collaborateurs « schizophrènes » ?
J'avais écrit, pour accompagner mes vœux 2010 :
"Le stress n'est pas une maladie professionnelle, mais un symptôme. La maladie, c'est la pseudo-communication, l'absence de cohérence entre les décisions, les discours et les actes, laissant chacun douter sur sa place et le sens de l'action collective."
Il n'y a pas que la génération Y, arrivée depuis quelques années sur le marché du travail, qui souffre de l'incohérence entre ce qu'elle entend sur la "valeur travail", ce qu'elle vit au quotidien, ce qu'elle aimerait y trouver en termes de relations humaines, et peut-être parfois la contribution sociale de son entreprise.
De nombreuses personnes m'ont fait part de leur mal-être parce qu'elles estiment que leur travail consiste plus à gruger des clients qu'à leur rendre réellement service. Elles peuvent généralement s'insensibiliser quelque temps, vivre avec cette sorte de schizophrénie issue de la contradiction entre les discours généraux et le contenu réel des tableaux de bord, mais il n'y a pas lieu de chercher ailleurs les causes de la multiplication des « troubles psychiques » au travail.

De l'idéal à la pratique : commencer par en parler
Comment un travail appuyé sur les valeurs permet-il effectivement de mobiliser et fidéliser les collaborateurs ? Les deux expériences citées plus haut m'incitent à vous inviter à ne surtout pas vous contenter d’explorer et formaliser les valeurs portées par l'organisation, mais aussi leur (re)faire une place légitime et explicite comme ingrédients – parmi d'autres – de tout projet, de toute procédure, de tout changement.

Il ne s'agit pas de relire la charte à voix haute au début de chaque réunion, mais peut-être d'y faire référence chaque fois que nécessaire (oralement, et dans quelques documents structurants), et surtout de rendre ce système de valeurs vivant, incarné, visible.
En entreprise, la parole est le lien entre l'idée et l'action, permet d'exprimer ce qui est perçu comme juste ou non, légitime ou non, gratifiant ou non… Et donc construire réellement une aventure collective qui prend sens. Souvent les mots de tous les jours suffisent pour dire l'essentiel, s'ils trouvent l'espace et le temps qui leur permet d'être entendus.

Sans aller jusqu'aux mécanismes de dénonciation que la législation encourage parfois dans d'autres pays (voir "whistleblowers" dans votre moteur de recherche préféré), il est toujours possible de faciliter l'identification de manquements et la recherche de méthodes et « solutions » porteuses pour le développement de l'entreprise, la satisfaction de ses clients et partenaires.

Ceci nécessite naturellement du courage de la part du dirigeant, qui doit incarner lui-même la cohérence entre les différents niveaux de discours tenu aux actionnaires, aux clients, aux collaborateurs, et avec les principes de management qu'il met en œuvre, en particulier les critères de reconnaissance du travail accompli.
Certains moments, certaines situations professionnelles s'y prêtent particulièrement. Jean-François Claude montre dans « l'éthique au service du management » que l'entretien annuel est l'un de ces moments. Mais bien d'autres auteurs (Aristote, Spinoza, Kant, A. Arendt, Chr. Dejours, E. Morin) donnent aussi des clés pour comprendre la relation de l'homme à son travail, à sa contribution au monde, et la nécessité de lui permettre d'en tirer fierté.


Pour continuer à y réfléchir
La charte éthique du CNISF, Conseil National des ingénieurs et scientifiques de France.
Une bonne base pour une réflexion collective dans l'entreprise, car l'ingénieur est dans un réseau de contraintes et d'opportunités, ses "bonnes intentions" ne s'imposent pas nécessairement au système.

L'incontournable manifeste pour la responsabilité sociale des cadres, qui date mais reste pertinent et le reste du site www.responsabilitesocialedescadres.net

L'interview de Ruwen Ogien à France Culture "Questions d'éthique" du 20/12/2010
Des expériences scientifiques montrent comment les circonstances nous conduisent à nous comporter autrement que nous le déclarons a priori... Clair et pédagogique.

Les ouvrages de Jean-François Claude

Page TMC : Une parole juste pour une action pérenne 

... et vos commentaires toujours bienvenus !

1 commentaire:

  1. J'ajoute, quelques mois plus tard, un lien qui me semble prolonger cette réflexion : le billet de Michel Volle
    Entrepreneurs et prédateurs : conflit frontal
    http://bit.ly/hpbG5d

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