mardi 21 juin 2011

Ecouter, décider : la coopération verticale

Ce billet et fait suite au billet « Travail vivant » et coopération et s’appuie toujours sur l'ouvrage « Travail vivant » de Christophe Dejours.

Nous avons vu qu'un espace de délibération, de coopération constructive, autorise la parole sur le vécu du travail, la subjectivité, dans les échanges professionnels. Le manager est donc lui-même impliqué dans ces modalités d'échange, et ne peut se contenter d'en être l'instigateur ou l'observateur. Il participe, consciemment ou non, à la légitimation – ou au déni – de la parole de chacun.

Le management qui choisit d’ignorer cette dimension subjective de l’activité, est en partie responsable des conséquences, depuis les « simples » dysfonctionnements jusqu'aux pathologies individuelles et collectives, voire aux suicides.
Un manager peut rester vigilant sur ce point, s'entraîner à une prise en compte de ces signaux qui n'apparaissent pas dans les tableaux de bord (nous ouvrirons peut-être une autre fois le sujet des tableaux de bord des RPS, risques psycho-sociaux...).

Ne serait-ce que par la façon dont il écoute et entend...


Redonnons la parole à C.. Dejours (les citations ne reprennent pas mot à mot ses propos).

Parler et entendre
Il n'est pas simple ni aisé d'échanger avec authenticité. La délibération collective [au sens ambitieux défini par l'auteur] génère un premier facteur d’incertitude apparente : elle est d’abord orientée vers le désordre, la désunion, les remises en cause, les divergences…

Le conflit et la saine agressivité sont des ingrédients positifs d'une confrontation, La recherche absolue du consensus ou de l'opinion de la majorité reviennent au contraire à inviter au silence ceux qui pourraient apporter un regard différent sur la situation. Autrement dit, réduisent l'intelligence collective.

Avant de décider, le dirigeant doit d’abord savoir écouter, et encourager la prise de parole. Même si celle-ci n’est pas assurée, tâtonnante :
La confrontation des opinions sur l’expérience du réel (auquel le travail donne accès) ne peut être qu’un exercice malaisé parce que la formation des opinions ne précède pas toujours leur formulation dans l’espace de délibération. (…). Parler à quelqu’un et l’un des moyens les plus puissants de catalyser la pensée (…) lorsqu’en face de la parole vive il y a une écoute.

Ce paragraphe peut sembler étonnant à ceux qui n'ont pas pris le temps d'un minimum d'introspection, d'auto-observation de la formation de leur pensée. Souvenez-vous, il y a bien une fois où la discussion sincère avec un « allié » vous a éclairé sur la formulation de vos propres idées ou opinions. C'est bien aussi ce qui se passe lors d'un coaching, le coach vous aide à explorer ce que vous ne faites que pressentir avant de l'exprimer.

Parler c’est prendre des risques (ne pas formuler convenablement, se découvrir, perdre des avantages…)
C’est un risque acceptable lorsque la parole peut être respectée et suivie d’effets, donc si le collectif et l’autorité en tiennent explicitement compte, même sous forme d’arbitrage défavorable.
Il existe aussi un « risque d’entendre » : cela peut faire vaciller ses convictions, ses repères.
La capacité d’écouter et d’entendre constitue la première pierre sur laquelle se fonde l’autorité,

L'autorité dont il s'agit ici est précisée plus loin. D'autres auteurs ont également travaillé sur cette différence entre une autorité qui se prend, et une autorité qui se construit, est « donnée » par ceux qui acceptent de la suivre.

Décider, arbitrer
Il ne suffit pas de délibérer, il faut naturellement aboutir à des décisions. 
Ensuite, l’arbitrage (ou la décision) est rationnel s’il est effectivement prononcé en référence à la délibération collective. Il est structurant (…) si celui qui le prononce se tient pour comptable de ses conséquences favorables ou défavorables.

C. Dejours semble faire référence à un décideur individuel. Il n'aborde pas ici les modalités de délégation, qui renvoient à des processus de décision plus ou moins collectifs, plus ou moins déconcentrés. Mais sa réflexion peut probablement s'appliquer également à un « décideur collectif »

C. Dejours nous invite ensuite à voir au delà des décisions opérationnelles quotidiennes : 
« l’exercice réussi de l’autorité consiste aussi à rendre intelligibles les rapports entre les directives (…) et l’œuvre commune (…), inscrire l’activité de production dans la culture. »
Pour moi, cette formulation permet d’incarner les intentions parfois abstraites mais bien intentionnées des dirigeants déclarant « l’entreprise au service de l’homme ».
L’enthousiasme cité plus haut suppose l’accessibilité de la signification partagée de la production, les liens entre travail et œuvre commune. Malheureusement cette élaboration est généralement abolie par des discours simplificateurs sur la nature de la compétitivité économique.

Vers une entreprise humaine ?

A l’heure où le MEDEF publie une vision optimiste de la place de l’homme dans l’entreprise, nous avons là des outils pratiques et simples pour mettre en œuvre cette vision.

Irez-vous jusqu’où C. Dejours souhaite nous conduire, à savoir estimer que le travail puisse devenir un moyen d’honorer la vie par la solidarité et la connaissance de l’autre ?

Cela exige alors :
la mise en perspective exigeante et rigoureuse des critères de qualité et de beauté du travail accompli
une culture collective du plaisir au travail compatible avec l’efficacité productive, compromis entre les trois critères de validité relatifs aux trois rationalités instrumentale, sociale et subjective (voir billet précédent).

En ce qui vous concerne, quand avez-vous eu envers vos collègues ou collaborateurs un sentiment de gratitude au travail pour la dernière fois ? 
Quand l’avez-vous exprimé ou vu exprimer ? 
Quels sont les espaces dans lesquels vous avez pu exprimer votre sentiment profond sur le contenu de votre activité, vos désirs de changement ? 
Comment contribuez-vous à la cohérence entre l’activité au quotidien et la vision d’une œuvre collective ?
Comment pourriez-vous remettre un peu (plus) de « vivant » dans votre travail et celui de vos collaborateurs ?


Je laisse le dernier mot à l’auteur, et vous invite naturellement à prendre le temps de lire l’ouvrage complet, dont ces billets ne donnent qu’un aperçu.

Au travail, on peut apprendre le meilleur, le respect de la dignité de l’autre, la prévenance, l’entraide, la solidarité, l’implication dans les espaces de délibérations et l’apprentissage des principes de la démocratie. Mais on peut-t-il apprendre le pire, l’instrumentalisation de l’autre, la duplicité, la déloyauté, le chacun pour soi, la lâcheté, le mutisme. de sorte que l’organisation du travail s’offre toujours comme un lieu d’apprentissage de l’implication ou de la désertion des espaces politiques.

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