mardi 14 juin 2011

« Travail vivant » et coopération

J’ai déjà mentionné Christophe Dejours dans mon papier du 7 mars Le plaisir au travail : oui mais pas tout seul !  et à plusieurs reprise milité pour des espaces-temps d’échange authentique (par exemple ici). Dans son ouvrage de 2009 « Travail Vivant » (T2) il présente des arguments solides pour développer des « espaces de délibération » au cœur du travail.

Ces espaces permettent de reconnaître et mobiliser les dimensions subjectives du travail, pour mieux relier travail individuel et œuvre collective

Fonder une action collective durable impose de relier trois rationalités – notamment dans les modalités de management :
  • la rationalité cognitive instrumentale (analytique) – souvent la seule reconnue par les « gestionnaires »,
  • la rationalité axiologique (accords entre agents dans le monde social)
  • la rationalité subjective des conduites
Il est contre-productif et dangereux d’ignorer la place des deux dernières dans l’espace public du travail, et axer toute analyse (et tout pilotage) du travail sur l’évaluation quantitative et objective (réduit à l’observable), et l’individualisation et la concurrence généralisée entre personnes et services. Cela revient à disqualifier et à nier toute l'intelligence pratique (métis) des collaborateurs.


Pourquoi et comment un dirigeant, un manager peut-il favoriser une dynamique aussi intégrative ?
Je propose d’examiner successivement les deux modes opposés de coopération présentés par l’auteur : coopération défensive et coopération naturelle, à partir d’extraits de l’ouvrage, puis d’en tirer quelques conclusions opérationnelles qui n’engagent pas l’auteur.

La coopération défensive

L’auteur commence par une sorte de démonstration par l’absurde, l’examen des conséquences d’une coopération défensive, basée sur la peur : disparition du sentiment de responsabilité, recours à la pensée simpliste.

Dans les collectifs qui ne font pas référence à une œuvre commune, chacun se contente de se protéger soi-même (contre les risques du travail) au détriment de la mobilisation de son intelligence individuelle et parfois même en concurrence avec l’intelligence collective.
Le sujet arrête alors de penser, d’avoir une conscience claire de la situation, pour se limiter au cadre (de pensée et d’action) imposé. Peut s’en suivre un déni collectif de perception du risque, de la réalité.

Il s’agit d’un mode d’adaptation aux contraintes qui peut s’avérer efficace à court terme, mais qui induit la résistance au changement, le maintien des défenses qui participent paradoxalement à la pérennisation des situations anxiogènes.

La coopération (naturelle)


C. Dejours ne qualifie pas lui-même de « naturelle » cette forme de coopération, je choisis ce terme par commodité, car l’auteur mentionne ailleurs que l’organisation devrait simplement « ne pas briser la mobilisation des intelligences et des personnalités », plutôt que tenter de prescrire la mobilisation psychique, tentative vouée à l’échec.

Le  « faire ensemble » (que C. Dejours nomme la déontique du faire) ne se développe pas à partir de considérations sur les êtres ni sur les personnalités. Elle est d’abord orientée par un objectif instrumental : réussir à produire ensemble.

Cette dynamique développe des liens entre les individus fondés sur l’expérience partagée du réel du travail.

Cinq conditions rendent cette coopération possible :
1. la visibilité de l’action, via différents moyens, à ne pas confondre avec la transparence,
2. la confiance, pour dévoiler ses ficelles, maladresses, doutes, voire les infractions que l’on s’accorde,
3. la controverse et la délibération au sein du collectif
4. l’arbitrage, qui nécessite une forme de coopération verticale
5. le consentement et la discipline

A ces conditions, il est possible de tisser des liens de coopération avec des individus que l’on n’aime pas, avec lesquels on ne partage pas les mêmes opinions.

Où et comment agit alors le manager ?

Voici quelques perspectives que me semblent ouvrir cette réflexion ; ce qui suit n’est pas directement tiré du livre de C. Dejours.

On voit bien ici que l’intelligence collective n’est donc pas uniquement une question de compilation de savoirs désincarnés, de procédures, mais s’ancre dans la qualité des relations interpersonnelles.

Dans le cas du management par la peur, il n’y a pas de base solide, ni objective si subjective, pour l’action, pas de capacité d’adaptation rapide à l’environnement. Par contre, lorsque la coopération intègre les trois rationalités citées plus haut, le « subjectif » devient avec le lien social une force vitale pour un développement durable de l’organisation.

L’auteur appelle de ses vœux les espaces de délibérations, formel et informels, et il nous aide à les légitimer.
Mais son propos n’est pas d’expliciter comment les structurer, les animer. Comment les exploiter sans retomber dans les travers de la rationalité instrumentale, ce qui serait un comble et un contresens ?

C’est ici que le coach, le manager attentif, mobilisent leur savoir-faire dans les réunions, rencontres, séminaires, pour faire émerger et confronter non seulement les faits, mais aussi les perceptions, les opinions, les sentiments, et les utiliser pour coconstruire l’action commune sur des fondations à la fois objectives et subjectives.

Il existe des méthodes pour animer ces échanges, qui « fonctionnent » si la posture de celui qui les anime est en cohérence ; autrement dit, si ce dernier a lui-même suffisamment exploré sa propre subjectivité, et sa capacité à rencontrer celle d’autrui. Et s’il se sent lui-même à l’aise avec les conditions de la coopération décrites plus haut.

L’un des rôles du coach est bien d’entraîner ses clients à agir avec fluidité sur l’ensemble de ces registres, à trouver cette cohérence. En tout cas, mon propre plaisir d’agir est décuplé quand mon accompagnement aboutit à une expression qui me semble authentique et incarnée d’une dynamique qui relie les dimensions objectives, sociales et subjectives de l’œuvre collective.
Un échange horizontal s’appuie sur les conditions de collaboration 1 à 3 citées plus haut. Ensuite il faut décider, arbitrer, et C. Dejours montre comment la coopération verticale et l’autorité constituent des repères essentiels pour la qualité du dialogue, au service des conditions 4 et 5. Ce sujet fera l’objet d’un second billet.

Bonus :
Cette semaine, une série d'émissions sur l'histoire du travail, à France Culture.
A télécharger ou écouter en ligne (La Fabrique de l'Histoire).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire