vendredi 6 septembre 2019

Les compétences individuelles sont-elles solubles dans le collectif ?

"On n’a pas à mettre en avant nos qualités individuelles, puisqu’on peut s’afficher comme une équipe efficace". 
Cette phrase entendue en juin m’a laissé fort dubitatif.

Cacher les compétences individuelles derrière une façade de « compétence collective », c’est dénaturer le « NOUS » et dissoudre les énergies individuelles dans un « ON » qui affaiblit le groupe.

La façon de faire travailler ensemble des personnes différentes devrait célébrer ces différences, permettre à chacun d’aller chercher les talents des autres, plutôt que créer ou afficher une fausse culture commune faite plus de déni que de respect mutuel.

Reste à articuler de façon fine la dynamique interne de l’équipe, la façon dont l’entraide et la valorisation de chacun contribue à l’efficacité collective, et ce qui est montré au monde de cette équipe, de ses richesses.

Maintenant voici l’histoire et la réflexion complète, pour les plus patients (10’ de lecture)

Au printemps, j’ai eu le plaisir d’animer pour la 3e année consécutive les Doctoriales de l’Université de Lyon, sur le modèle de « Regard Neuf ». Toujours une belle dynamique humaine pour aller chercher dans l’expérience des doctorants des outils, des méthodes qui permettent de répondre à une attente concrète d’une entreprise, d’une organisation, et d’interagir de façon constructive pour et face à un « client » (11 organisations et équipes cette année, grands groupes, start-ups, PME, associations).

La démarche réflexive faisant partie intégrante de toute formation-action, nous leur avons demandé le troisième et dernier jour de travailler en équipe sur leur expérience, pour identifier l’apport de chacun, mettre des mots sur les qualités, façons d’agir, contributions originales de chaque membre de l’équipe, sur le fond, ou agissant sur la dynamique du groupe. L’intention était que chacun puisse ainsi « enrichir » son propre CV grâce à ces témoignages croisés.

Bien entendu, nous avions aussi proposé de formuler les compétences collectives dont le groupe avait fait preuve. Pour être plus précis, ils disposaient :

- d’un outil en ligne pour tracer des exemples :

  • - Des moments marquants
  • - D’apports individuels ayant rendu ces moments remarquables
  • - De contributions de nature plus collective.
- et de deux documents qui permettaient de « matérialiser » les ressources du groupe :
  • - La grille générique des compétences transversales proposée par MyDocPro
  • - Un « radar » des 7 composantes d’une équipe efficiente et productive (coconstruit avec Marie-Françoise Morizur et l'Université, je le partagerai dans un prochain billet,  maintenant que j'ai "réveillé" ce blog).
Toutes les équipes ont vraiment semblé très concentrées, avec une belle qualité d’écoute mutuelle, nous pouvions entendre de belles choses en passant de groupe en groupe.

Quelle n’a pas été ma surprise, en partageant les résultats en grand groupe, de constater que la moisson de moments forts et de « savoir-faire » collectifs était fort riche, mais que très peu de choses ressortaient en termes de contributions individuelles (pourtant entendues lors des échanges oraux).

Partageant mon étonnement, j’ai été encore plus étonné par la réponse d’une participante, qui semblait approuvée par l’assemblée, en substance :
« Il s’agit d’un travail collectif, nous sommes co-responsables du résultat, il n’y a pas de raison de mettre en avant tel ou tel participant, ce serait mettre quelqu’un au dessus des autres, de la fierté mal placée ».
Je sens bien qu’écrire ça me fait encore des nœuds au ventre, tellement sous couvert d’équité (ou plus exactement d'égalité ?) cela ma parait injuste.
Création (extrait) (c) Thierry Merle
S'il peut arriver qu’un mélange des couleurs donne un résultat « intéressant », les plus beaux tableaux sont généralement composés de figures et de couleurs qui se distinguent et se complètent, se mettent mutuellement en valeur [la métaphore ne fonctionne guère pour les grands groupes, je l'admets, nous pourrions convoquer les impressionnistes].

En quoi la reconnaissance d’une qualité humaine ou professionnelle chez vos collègues se ferait-elle au détriment de la valeur du groupe ou des autres participants ? L’équipe n’est-elle pas plus brillante si chacun apporte sa propre lumière, surtout lorsqu’elle ne ressemble pas aux autres ?

Il y avait pourtant là tous les ingrédients d’un caléidoscope magnifique de connaissances, de sensibilités : la pluridisciplinarité (des sciences formelles aux humanités), la pluralité culturelle (des participants de tous les continents), des expériences de vie contrastées…

Je n’ai probablement pas su exprimer dans le peu de temps qui restait ma vision des choses, aussi je la partage ici :

Un groupe constitué de personnalités remarquables sera plus constructif, pertinent, apprenant, qu’un groupe qui recherche une forme de consensus dans lequel « personne ne dépasse ». Je préfère que CHACUN DEPASSE (si, c'est possible !) mais à sa façon, avec ses talents propres.

Si en félicitant quelqu’un j’ai peur de blesser son voisin à qui je ne dis rien, je vais éteindre mon esprit critique, ma capacité de franchise, et contribuer à ce que dans mon environnement la « règle » implicite devienne « ici, on fait comme si on était tous pareils, solidaires, personne ne se met en avant, personne n’est mis en avant ».

J'avais pensé un temps opposer un groupe solide en cercle, mais tourné vers l’intérieur, comme fermé, et le même groupe toujours en cercle, mais tourné vers l’extérieur, ou chacun montre son vrai visage. Mais les deux temps sont nécessaires, puisqu'il s'agit d'abord de montrer son vrai visage aux autres membres pour que ce groupe soit solide parce que plus vivant, relié.

Bien entendu pour qu’un tel groupe soit au moins vivable, et de préférence bénéfique pour tous, il ne s’agit pas de mettre les compétences en compétition, mais en soutien mutuel ! DONC loin de s’opposer, les compétences collectives se développent lorsqu’elles s’appuient sur les compétences individuelles et vice versa.

Je suis inspiré depuis de nombreuses années par la description de l’équipe haute performance selon J. Katzenbach : celle où l’on ajoute aux objectifs d’orientation et production du groupe, l’objectif de contribuer au développement personnel de chaque participant. Comment puis-je contribuer à ton développement personnel si je m’interdis face au groupe de reconnaître tes talents spécifiques, de les encourager ?

Si je vais un cran plus loin, créer le cadre qui permet de reconnaître les talents et contributions de chacun permet aussi de reconnaître et accepter les limites de chacun, le fait que nous n’avons pas tous les mêmes capacités, les mêmes craintes. C’est un facteur de bienveillance mutuelle, y compris en direction des membres qui se sentent moins intégrés au groupe. Une gentillesse factice se perçoit toujours comme un manque de sincérité. La culture managériale est le cadre sécurisant qui permet des conversations courageuses, mais c'est un autre sujet.

Puisqu’il s’agit de sincérité, que je sois membre de l’équipe, chef de projet, manager, dirigeant, lorsque je vais faire une remarque personnelle à un collègue / collaborateur, je vois bien que ce n’est pas tant « ce que je dis » que « comment je le dis » qui va marquer ce collègue et éventuellement les témoins. C’est bien toute la communication non verbale qui permettra à Bernard de ne pas se sentir diminué si je dis à Gérard « là tu as marqué des points », si je ne donne aucun signe inconscient que cela signifie « contrairement à Bernard ».

Peut-être est-ce cela qui a gêné les participants au Doctoriales : il s’agissait de donner à voir – tout en les anonymisant – des qualités personnelles qui faisaient partie de l’histoire intime du groupe, qui avaient probablement pu se dire lors du partage dans l’équipe, mais qui n’avaient pas vocation à se retrouver, décontextualisées, sur la place publique. Alors je peux respecter cette pudeur, si l’on peut comprendre ainsi le refus d’afficher les compétences individuelles.

Je ne me souviens pas avoir inclus aussi explicitement dans mon travail de coach d’équipe cette question de ce que le groupe rend visible des compétences individuelles, j’attends maintenant avec intérêt l’occasion de l’explorer dans d’autres contextes.

J’espère que ceci vous inspire, je suis vraiment intéressé par vos propres remarques / commentaires sur cette question, que ce soit dans un contexte académique ou non !

PS : ce billet n’existerait pas sans la mobilisation de toute l’équipe de co-animateurs de l’Université de Lyon portée par Chrystèle Izoard Martin.

PPS : publier ce billet et réactiver le blog collaborer-innover me donne l’occasion d’en exhumer deux autres sur un thème proche, dont je ne renie rien aujourd’hui :

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