jeudi 26 avril 2012

Collaborer : calculer ou donner ?


Dans « Donner et prendre » (La Découverte, 2009), Norbert Alter nous aide à comprendre les modalités de coopération dans les organisations professionnelles du point de vue des échanges sociaux.

Les pratiques de don / contre-don sont ingérables mais doivent être reconnues. Elles contribuent à la structuration et à l'énergie des collectifs, et influencent donc nécessairement ce qui se passe au coeur de tout changement.

Cette analyse permet de différencier une collaboration « spontanée » (mais structurée socialement) qui vise le lien, et la collaboration « conditionnelle » qui vise le bien. Toutes deux cohabitent, s'articulent dans un processus productif. L'art du management pourrait consister à réussir à ne pas les opposer mais les faire contribuer en complémentarité à une aventure collective.

L'entraide, le don, n'est pas une modalité de coopération gérable avec les outils habituels du management, car non quantifiable, et souvent volontairement discrète. 

Marcel Mauss a décrit d'un point de vue anthropologique le système de don / contre-don, dont le but n'est pas de troquer des biens ou des services, mais de créer du lien. La ritualisation de l'échange en révèle la dimension émotionnelle.

Ce don / contre-don s'effectue au sein de groupes sociaux, aux frontières parfois implicites mais connues de tous, qui gèrent en permanence le partage « invisible » de savoirs et savoir-faire. Ils forment le substrat « vivant » de l'organisation, à la fois conservateur et indispensable à son développement.

Ces groupes sont souvent mis à mal par les politiques de mobilité professionnelle. Cette mobilité organisée renforce la légitimité des procédures standard (c'était peut-être le but recherché), la redistribution permanente des ressources. Norbert Alter note que les jeunes générations semblent accepter plus facilement ce mode de fonctionnement, accordant peut-être moins d'importance au « capital social professionnel ».

Le paradoxe du fonctionnement des entreprises contemporaines est que le mouvement permanent rend nécessaires les échanges sociaux, mais réduit les espaces destinés à les célébrer, et donc favorise la coopération conditionnelle. Le risque alors est de n'avoir que des relations « calculées », pauvres du point de vue émotionnel, ne contribuant pas à une réelle cohésion au-delà des conjonctions d'intérêts individuels et du très court terme.

Alors qu'à l'inverse, c'est le don « ouvert », en direction d'un tiers collectif (le métier, l'entreprise, le collectif de travail...) qui entraîne le sentiment d'association plutôt que de division, la construction d'une histoire partagée, et, selon l'auteur, le sentiment d'exister, et non seulement de « faire ».

Si le management contemporain est mal à l'aise vis-à-vis de ces pratiques, c'est parce que l'entreprise ne souhaite pas être « redevable » de quelque chose qu'elle n'a pas demandé / organisé ; elle préfère le contrat aux arrangements. Mais un contrat ne peut inclure les dimensions essentielles et complémentaires de la gratitude et de la loyauté.

Le management par l'amont développe la coordination technique au détriment de la coopération sociale, grâce à différents leviers : organisation d'espaces productifs, échanges neutres et comptabilisés, contrainte sur le temps, voire externalisation du lien social – notamment par certaines pratiques de formation qui détournent l'attention du réel.

Le management par l'aval, à partir de l'expérience, tolère beaucoup plus le don et les pratiques d'échange social. Mais tolérer n'est pas reconnaître, encore moins célébrer.

Redonner place à la générosité contribue à satisfaire le désir de reconnaissance (horizontale) reliant la valeur des actes dont on est l'auteur, la responsabilité assumée de ces actes, et l'estime de soi (Lazzeri et Caillé). N'étant plus naturellement exprimée et célébrée dans l'entreprise, la générosité devient un engagement élaboré, réfléchi, souvent le fait de « marginaux sécants » [ peut-être bien les innovateurs, donc !]

En conclusion, pour réconcilier de façon dynamique le « lien » et le « bien », [le social et le productif ?], l'auteur propose trois directions s'appuyant sur l'éclairage anthropologique du don / contre-don :
accepter de consumer (brûler) des ressources dans le seul objectif de nourrir les liens – sans tomber dans les pièges cités plus haut de « l'externalisation » du lien
reconnaître qu'une décision n'est pas bonne en elle-même, mais surtout par ce qu'elle permet comme expérience pratique en aval [j'ajouterais : également en amont, dans le processus collectif de décision]
reconnaître et célébrer les dons et sacrifices, savoir exprimer la gratitude.


Quelques liens pour voir que « tout se tient » :
Le billet suivant propose une analyse personnelle de la place que peuvent prendre les cadres d'échange de pratique tels que le codéveloppement professionnel : peuvent-ils se réclamer du don – contre-don ?

IMPORTANT : Pour faciliter la lecture, j'ai allègrement mélangé mes formulations avec les propos de l'auteur, et probablement « interprété » certains passages ; merci de ne lui attribuer aucune des phrases ci-dessus, sans avoir vérifié dans l'ouvrage original.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire