Dans « Donner et prendre »
(La Découverte, 2009), Norbert Alter nous aide à comprendre les
modalités de coopération dans les organisations professionnelles du
point de vue des échanges sociaux.
Les pratiques de don / contre-don sont
ingérables mais doivent être reconnues. Elles contribuent à la structuration
et à l'énergie des collectifs, et influencent donc nécessairement
ce qui se passe au coeur de tout changement.
Cette analyse permet de différencier
une collaboration « spontanée » (mais structurée
socialement) qui vise le lien, et la collaboration « conditionnelle »
qui vise le bien. Toutes deux cohabitent, s'articulent dans un
processus productif. L'art du management pourrait consister à
réussir à ne pas les opposer mais les faire contribuer en
complémentarité à une aventure collective.
L'entraide, le don, n'est pas une
modalité de coopération gérable avec les outils habituels du
management, car non quantifiable, et souvent volontairement discrète.
Marcel Mauss a décrit d'un point de vue anthropologique le système de don / contre-don, dont le but n'est pas de troquer des biens ou des services, mais de créer du lien. La ritualisation de l'échange en révèle la dimension émotionnelle.
Ce don / contre-don s'effectue au sein
de groupes sociaux, aux frontières parfois implicites mais connues
de tous, qui gèrent en permanence le partage « invisible »
de savoirs et savoir-faire. Ils forment le substrat « vivant »
de l'organisation, à la fois conservateur et indispensable à son
développement.
Ces groupes sont souvent mis à mal par
les politiques de mobilité professionnelle. Cette mobilité
organisée renforce la légitimité des procédures standard (c'était
peut-être le but recherché), la redistribution permanente des
ressources. Norbert Alter note que les jeunes générations semblent
accepter plus facilement ce mode de fonctionnement, accordant
peut-être moins d'importance au « capital social
professionnel ».
Le paradoxe du fonctionnement des
entreprises contemporaines est que le mouvement permanent rend
nécessaires les échanges sociaux, mais réduit les espaces destinés
à les célébrer, et donc favorise la coopération conditionnelle.
Le risque alors est de n'avoir que des relations « calculées »,
pauvres du point de vue émotionnel, ne contribuant pas à une réelle
cohésion au-delà des conjonctions d'intérêts individuels et du
très court terme.
Alors qu'à l'inverse, c'est le don
« ouvert », en direction d'un tiers collectif (le métier,
l'entreprise, le collectif de travail...) qui entraîne le sentiment
d'association plutôt que de division, la construction d'une histoire
partagée, et, selon l'auteur, le sentiment d'exister, et non
seulement de « faire ».
Si le management contemporain est mal à
l'aise vis-à-vis de ces pratiques, c'est parce que l'entreprise ne
souhaite pas être « redevable » de quelque chose qu'elle
n'a pas demandé / organisé ; elle préfère le contrat aux
arrangements. Mais un contrat ne peut inclure les dimensions
essentielles et complémentaires de la gratitude et de la loyauté.
Le management par l'amont développe la
coordination technique au détriment de la coopération sociale,
grâce à différents leviers : organisation d'espaces
productifs, échanges neutres et comptabilisés, contrainte sur le
temps, voire externalisation du lien social – notamment par
certaines pratiques de formation qui détournent l'attention du réel.
Le management par l'aval, à partir de
l'expérience, tolère beaucoup plus le don et les pratiques
d'échange social. Mais tolérer n'est pas reconnaître, encore moins
célébrer.
Redonner place à la générosité
contribue à satisfaire le désir de reconnaissance (horizontale)
reliant la valeur des actes dont on est l'auteur, la responsabilité
assumée de ces actes, et l'estime de soi (Lazzeri et Caillé).
N'étant plus naturellement exprimée et célébrée dans
l'entreprise, la générosité devient un engagement élaboré,
réfléchi, souvent le fait de « marginaux sécants » [
peut-être bien les innovateurs, donc !]
En conclusion, pour réconcilier de
façon dynamique le « lien » et le « bien »,
[le social et le productif ?], l'auteur propose trois directions
s'appuyant sur l'éclairage anthropologique du don / contre-don :
accepter de consumer (brûler) des
ressources dans le seul objectif de nourrir les liens – sans tomber
dans les pièges cités plus haut de « l'externalisation »
du lien
reconnaître qu'une décision n'est pas
bonne en elle-même, mais surtout par ce qu'elle permet comme
expérience pratique en aval [j'ajouterais : également en amont,
dans le processus collectif de décision]
reconnaître et célébrer les dons et
sacrifices, savoir exprimer la gratitude.
Quelques liens pour voir que « tout
se tient » :
- Dans un billet de février 2011, Le conseil pour l'innovation : entre perturbation et normalisation ? j'avais déjà fait référence aux travaux de Norbert Alter sur « l'innovation ordinaire ».
- Et lors de l'atelier « veille et ressources humaines » de septembre 2011 l'un des témoignages fait référence au don / contre-don comme moyen d'entretenir un écosystème d'innovation autour d'une PME.
Le billet suivant propose une
analyse personnelle de la place que peuvent prendre les cadres
d'échange de pratique tels que le codéveloppement professionnel :
peuvent-ils se réclamer du don – contre-don ?
IMPORTANT : Pour faciliter la
lecture, j'ai allègrement mélangé mes formulations avec les propos
de l'auteur, et probablement « interprété » certains
passages ; merci de ne lui attribuer aucune des phrases
ci-dessus, sans avoir vérifié dans l'ouvrage original.
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